•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Vous naviguez sur le site Radio-Canada

Début du contenu principal

Déboulonner les noms d’oiseaux

Déboulonner les noms d’oiseaux

De plus en plus d’ornithologues souhaitent remplacer les noms d’oiseaux qui font référence à une personne, dont certaines impliquées dans l’esclavage ou la colonisation, par des noms descriptifs. Les Townsend, Bendire et McCown deviendraient gros bec, gorge rouge et ventre gris.

Texte : Carine Monat Photos : Suzanne LabbéJean Chateauvert

Publié le 24 octobre 2021

Nyctale de Tengmalm, bruant de LeConte, solitaire de Townsend, bécassine de Wilson, fou de Grant, pic de Lewis, moqueur de Bendire, mouette de Bonaparte, colibri d’Elena, oie de Ross, coucou de Klaas, bruant de Lincoln, ou encore le guillemot de Brünnich… Tous ces noms d’oiseaux font référence à une personne.

Environ 10 % des espèces d’oiseaux dans le monde sont dotées d’un patronyme, soit près d’un millier, dont 150 en anglais et 250 en français en Amérique du Nord.

L’humain honoré par un nom d’oiseau est souvent le premier à l’avoir décrit dans son journal. Il s’agit généralement d’un ornithologue renommé de l’époque ou d'une personne admirée, de la famille, ou encore de gens importants dans l’élaboration de collections, comme celle de la Smithsonian Institution, enrichie par des personnes de la baie d’Hudson qui envoyaient des spécimens trouvés ou tués.

Le bruant de Lincoln, par exemple, a été nommé ainsi par Jean-Jacques Audubon, célèbre naturaliste, en l’honneur de son jeune ami Thomas Lincoln (et non le président!) qui l’accompagnait lors d’une expédition dans l’Est canadien en 1833.

C’est en Nouvelle-Écosse qu’ils entendent un chant d’oiseau qu’ils ne connaissent pas. Lincoln est le premier à voir l’animal et à l’abattre - méthode de l’époque pour étudier les oiseaux.

L’oriole de Baltimore, quant à lui, a un plumage noir et or. Son nom fait référence au Lord Baltimore qui, au 17e siècle, avait colonisé tout le Maryland et dont les armoiries sont aux couleurs de l’oiseau.

La chouette de Tengmalm, ou la nyctale de Tengmalm, doit son nom au naturaliste suédois Peter Gustav Tengmalm qui a été le premier à la décrire à la fin du 18e siècle.

Photo : shutterstock/Janet Griffin.

La paruline à calotte noire (Wilson’s Warbler, en anglais) a été décrite pour la première fois en 1811 par l’ornithologue Alexandre Wilson, un poète déchu venu d’Écosse, considéré comme l’un des fondateurs de l’ornithologie américaine. Il a aussi donné son nom à une bécassine, un phalarope, un pluvier et un petit oiseau marin nommé océanite de Wilson.

L’ornithologue classe les oiseaux des États-Unis et les répertorie dans l’ouvrage de référence American Ornithology, publié en neuf volumes de 1804 à 1814.

La mouette de Bonaparte fait référence à Charles-Lucien Bonaparte, neveu de Napoléon. Né en France en 1803, il s’installe aux États-Unis pour quelques années en 1822, où il se passionne pour l’ornithologie. Il poursuit les travaux de Wilson et se lie d'amitié avec Jean-Jacques Audubon.

Ce dernier est un adepte des grands voyages et des expéditions à la recherche d’espèces inconnues. Il nomme (Nouvelle fenêtre) une mouette en hommage à Bonaparte, et une tourterelle, en hommage à l’épouse de celui-ci, Zenaida macroura ou tourterelle triste.

L’épervier de Cooper, lui, a été nommé par Charles Bonaparte en 1828, en l'honneur de son ami et collègue ornithologue William Cooper.

Et la liste est encore longue. Mais plusieurs ornithologues, dont l’Américaine Jordan Rutter, soulignent que certaines des personnes honorées par les noms éponymes ont un passé vraiment problématique et ont fait des choses horribles qui ne correspondent pas à la morale et aux valeurs d'aujourd'hui.

Comme le naturaliste John Kirk Townsend qui a donné son nom au solitaire de Townsend. Il profanait des tombes autochtones pour récupérer des crânes humains pour son ami, Samuel George Morton, adepte de la craniométrie. Cet anthropologue américain cherche à corréler la taille du crâne à une race, prétendant ainsi que les races humaines existent et qu’en plus elles seraient hiérarchisées.

Photo : shutterstock/Feng Yu.

Jordan Rutter donne aussi l’exemple du plectrophane de McCown qui doit son nom à John Porter McCown qui a accidentellement abattu un premier spécimen. Mais cet homme est aussi devenu général de l’armée confédérée et s’est battu contre plusieurs communautés autochtones.

En 2018, une demande officielle (Nouvelle fenêtre) est soumise au comité nord-américain de classification et de nomenclature (North American Classification and Nomenclature Committee, NACC) de la Société américaine d'ornithologie (American Ornithological Society, AOS) pour changer le nom du plectrophane de McCown.

Du Panama au Canada, c’est l’AOS qui détermine le nom anglais des oiseaux. Elle rejette la demande de modification en évoquant que l'éthique et la morale ne devraient pas être un facteur décisif pour les noms d'oiseaux. Mais un an plus tard, en août 2020, le comité change d’avis. Le plectrophane de McCown devient le plectrophane à ventre gris. Que s’est-il passé entre les deux décisions?

Photo : shutterstock/Frode Jacobsen.

Le 25 mai 2020, à Minneapolis, George Floyd meurt sous le genou d’un policier blanc. La scène est filmée. La vidéo fait le tour du monde. Cette mort marque le début d’un mouvement contre le racisme et contre l’histoire coloniale et esclavagiste des États-Unis.

Le même jour, une autre vidéo fait le tour du monde. Amy Cooper, une femme blanche, promène son chien sans laisse dans une section de Central Park, à New York, réservée aux chiens attachés. Elle croise Christian Cooper (pas de lien entre eux), ornithologue amateur, qui observe les oiseaux et lui demande d’attacher son chien. Elle refuse. Il filme la scène. Amy Cooper appelle alors la police en prétendant se faire agresser par un Afro-Américain.

Cet événement raciste contre un ornithologue a été le déclencheur de plusieurs initiatives, comme la Semaine des ornithologues noirs, la Black Birders Week, qui promeut la diversité et dénonce le racisme dans les activités de plein air, qu’elles soient scientifiques ou de loisirs.

Image : Georgia Southern University

Jordan Rutter et Gabriel Foley, quant à eux, cofondent le mouvement Bird Names for Birds. Ils préconisent de célébrer les oiseaux plutôt que les humains, et de se concentrer sur l’animal tout en s’attaquant aux questions de justice sociale de cette communauté de passionnés.

En changeant les noms d’oiseaux, ils souhaitent que la communauté devienne plus inclusive et diversifiée. L’AOS appuie cette idée dans la révision de sa décision sur le nom du plectrophane de McCown : La suppression d'un éponyme particulièrement problématique représente un pas en avant vers le démantèlement des barrières pour une communauté ornithologique plus inclusive.

Elle ajoute que l’ornithologie n’est pas exempte de racisme, et que les minorités ethniques sont sous-représentées parmi les ornithologues et les naturalistes. Oiseaux Canada prend aussi des engagements pour dénoncer le racisme et favoriser la diversité et l’inclusion en ornithologie.

Le mouvement Bird Names for Birds estime aussi que les noms sont importants pour les projets de conservation des espèces. Patrick Nadeau, président d’Oiseaux Canada, donne l’exemple du poisson chevalier cuivré, qui s’appelait auparavant suceur cuivré. Il précise en souriant que le nom a ouvertement été modifié pour favoriser la sensibilisation du public à la protection de cette espèce menacée.

De plus, Jordan Rutter considère qu’un nom descriptif facilite l’apprentissage des oiseaux et permet à quiconque débuterait en ornithologie de partir sur le même pied que les ornithologues chevronnés. Geai bleu, buse à queue rousse... En entendant ces noms, les gens comprennent tout de suite et peuvent se représenter l’oiseau. Quand vous évoquez l'épervier de Cooper ou la paruline de Wilson, qu'est-ce que ça représente pour quelqu'un qui ne les connaît pas?

Pour simplifier les démarches de changement de taxonomie, et aller plus loin que les noms au passé jugé problématique à la morale et aux valeurs d'aujourd'hui , Bird Names for Birds propose de supprimer tous les noms de personne.

L'organisme suggère de choisir des noms qui illustrent les caractéristiques de l’oiseau, que ce soit sa couleur, comme le cardinal rouge, un aspect de sa morphologie, comme la paruline masquée ou le goéland à bec cerclé, ses habitudes, comme les plongeons, son habitat, comme le bruant des marais, sa nourriture, comme l’échenilleur cigale, ou encore son cri, comme le tohi à flancs roux ou le viréo mélodieux.

Ce ne seraient pas les premiers changements de noms d’oiseaux. En anglais, l’AOS les révise chaque année. En français, ils ont été uniformisés pour la dernière fois en 1993 par la Commission internationale des noms français des oiseaux (CINFO), à la suite d'un premier rapprochement des nomenclatures entre l’Europe et le Québec, dans les années 80.

C'est là que nos fauvettes sont devenues des parulines et que nos pinsons sont devenus des bruants, sourit Louis Mercier, parce que ce souvenir traduit son âge de professeur retraité de l’Université de Sherbrooke. Il a comme projet de retraite la rédaction d’un dictionnaire historique des noms d’oiseaux. Plus de 400 articles sont déjà rédigés.

Louis Mercier témoigne des nombreux changements de noms qui existent depuis les débuts de l’ornithologie, parce que c’est une science qui évolue constamment. Ces dernières décennies, ce sont principalement les analyses d’ADN qui modifient la classification de certains oiseaux et donc leur nom. Comme la paruline polyglotte qui est devenue l’ictérie polyglotte.

Au Québec, une quinzaine d’oiseaux ont des noms de personnes. Le Regroupement Québec Oiseaux forme en ce moment un comité de travail pour réunir des représentants de diverses régions de la francophonie qui auraient pour mandat de se pencher sur ce dossier, ainsi que sur les autres changements de noms qui surviennent annuellement. Une sorte de Commission internationale des noms français d'oiseaux 2.0, comme l’explique Jean-Sébastien Guénette, le directeur général.

De son côté, l’AOS a formé un comité pour se pencher sur les 150 noms en anglais en Amérique du Nord.

Photo : shutterstock/punkbirdr

Jordan Rutter précise que leur demande n’a rien de nouveau : En 2015, après des années de recherche, la Suède a changé tous ses noms d’oiseaux racistes. Pas seulement des noms de personnes, mais des connotations. L’Afrique du Sud en a aussi enlevé certains, et l’Australie travaille sur le dossier.

Louis Mercier pense à l'avenir et aux sections faunes et flore du dictionnaire Usito qu’il dirigeait à l’Université de Sherbrooke : Dans le domaine de la botanique, il y a énormément de noms de botanistes qui ont été mentionnés [dans les noms de plantes]. Alors, quelle sera la suite de ce mouvement-là? On ne peut pas le deviner pour l'instant.

En attendant, Denis Lepage, scientifique à Oiseaux Canada, met à jour la base de données de référence mondiale en matière de nom d’oiseaux, Avibase. Ce site web répertorie plus de 10 000 espèces d’oiseaux dans plusieurs langues et avec l’historique des changements de noms.

Le reportage de Carine Monat est diffusé à l'émission La semaine verte le samedi à 17 h et le dimanche à 12 h 30 sur ICI TÉLÉ. À ICI RDI, ce sera le dimanche à 20 h.

Partager la page