Arts/Esthétique/Philosophie

Marcel Duchamp et « La Mariée mise à nue par ses célibataires même »

« Le Grand Verre », Marcel Duchamp (1915-1923)

On doit à Marcel Duchamp la plus grande révolution de l’art contemporain avec l’invention du concept de ready-made depuis sa célèbre pièce La Fontaine. Il détruit alors d’un geste toute la valeur accordée au travail de l’artiste. Les notions de savoir-faire et d’artisanat n’ont plus lieu d’être avec l’acception de La Fontaine comme œuvre d’art. Malgré cela c’est La Mariée mise à nue par ses célibataires mêmes qu’il considérait comme son œuvre majeure et qu’il laissera inachevée après huit années de travail. Communément appelée Le Grand verre, elle propose un acte beaucoup moins radical mais n’en demeure pas moins importante historiquement. Le temps de gestation de cette œuvre se justifie notamment par sa vocation à entamer un nouveau mouvement, l’art conceptuel. Il est indéniable que cette œuvre soit avant tout conceptuelle tant les notes de Duchamp y ont une importance capitale, jusque dans la présentation de l’œuvre qu’elles accompagnent toujours voire remplacent. Grâce à cet effort d’explication, Le Grand verre devient finalement moins abscons et il est possible de partir à la recherche du sens caché de cette œuvre.

La mise en place de la machinerie

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La Broyeuse fait déjà l’objet d’études deux ans avant Le Grand Verre

La première chose frappante face au « tableau » est l’absence de formes distinctes qui empêche toute lecture de l’œuvre en elle-même. Un seul élément, la broyeuse¹ (cf partie numérotée du schéma), se détache du reste par sa position centrale et sa présentation on ne peut plus claire sous forme de dessin technique. Ces deux préfigurations donnent tout de suite le ton conceptuel de l’œuvre. Duchamp cherche à sortir de ce qu’il nomme l’art uniquement pictural. De plus, la forme n’a pour lui pas d’importance car, selon un raisonnement cubiste poussé à son paroxysme « n’importe qu’elle forme est la perspective d’une autre forme selon certain point de fuite et certaine distance. » En ce qui concerne le dessin technique, il est une manière de représenter les choses en dehors de toute intention. Le dessin technique doit être le plus exacte possible pour éviter d’être mal interprété, ce qui va à l’extrême opposé du geste de l’artiste. Aucune sensibilité n’entre en jeu pour représenter la broyeuse, ce qui en conforte encore plus le sens que Duchamp lui donne. Car il spécifie toujours bien qu’il s’agit d’une broyeuse de chocolat. Ainsi, le plaisir et la sensualité du chocolat se retrouvent associés à la mécanique industrielle. Le fin mot est que le plaisir par répétition mécanique suggère la masturbation. Dans ce grand projet qu’est La Mariée mise à nue par ses célibataires mêmes le jeu de l’amour, du désir, de la passion, commence aussi simplement que ça. Les célibataires² n’ont pas accès à la future mariée³ qui est matériellement séparée de ces derniers par la scission centrale. L’absence de figure féminine dans la partie inférieure de l’œuvre est d’ailleurs soulignée par les pieds Louis XV nickelés de la broyeuse. Ce style était particulièrement apprécié de la gente féminine et elle se retrouve donc simplement suggérée sans être présente. La masturbation met en marche toute la machinerie du Grand Verre en attendant la possibilité d’atteindre la mariée.

La relation des célibataires à la mariée

Marcel Duchamp et sa roue de bicyclette

Étant au cœur du tableau, c’est bien la masturbation qui lance l’engrenage de la machine à désir. La broyeuse est le moyen qu’ont les célibataires d’extraire leur désir, qui passé au tamis⁴, pourra s’exporter vers la mariée. Le tamis peut paraître anodin mais est en fait important pour illustrer l’ambivalence du désir et sa manière de se libérer. Ce besoin d’assouvir le désir est toujours confronté à l’obligation de le repousser, il ne peut jamais s’exprimer que par l’autocensure. Toute la problématique du Grand Verre vient de la figure de la mariée dont la pureté théorique doit être absolument préservée. Cela n’est pas immédiatement évident, surtout sans le véritable titre de l’œuvre, mais la mariée est représentée de manière hypersexualisée. Tout l’oppose aux groupe de célibataires qu’elle surplombe comme une apparition. Elle se détache en occupant à elle seule l’espace supérieur du tableau et se pose comme un objet de désir unique, mais commun à tous les célibataires. Si la mariée est l’objet de désir d’absolument tous les célibataires c’est justement parce que ce n’est pas sa personne mais ce qu’elle représente qui est désiré, « Les célibataires devant servir de base architectonique à la mariée, celle-ci devient une sorte d’apothéose de la virginité ». Les célibataires cherchent donc à s’accaparer cette figure vierge à la fois pure en l’état et sexualisée en puissance. Mais toute possession de la mariée en détruirait la pureté. C’est pourquoi le désir ne peut être réellement assouvi. C’est aussi ce qui explique la séparation du tableau en deux parties. Cette séparation n’est pas structurelle comme on pourrait le croire, mais conceptuelle. La ligne de démarcation s’extirpe du dessin en deux dimensions pour exister matériellement, de façon à accentuer sont caractère infranchissable. Les célibataires et la mariée ne peuvent pour l’instant jamais se rejoindre, même pas esquisser une tentative de rencontre. Ce qui accentue encore le désir imaginé. C’est pourquoi les célibataires sont représentés sous la forme de moules (à chocolat). Le moule représente cette idée de désir désincarné et vide. Les célibataires ne sont qu’une enveloppe sans aucune profondeur, suspendus à leur désir. La mariée est quant à elle tout autant soumise au désir mais est retenue par les mœurs.  

La mariée retenue par la société

Rien que le titre de l’œuvre montre la captivité de la mariée. Bien qu’elle semble être le protagoniste principal de l’œuvre, elle reste toujours dans un état de passivité, elle est mise à nue et ne fait aucune autre action. Son désir ne peut réellement s’exprimer parce qu’on le lui interdit. Duchamp la décrit comme retenue par une « potence de métal »⁵ qui représente « l’attache de la pucelle à ses amies et ses parents. » Les célibataires ne sont attachés qu’à leur désir et n’ont d’autre but que de l’assouvir là où la mariée possède un désir en contradiction avec ce que son entourage lui autorise. Puisque cet entourage cherche à préserver la pureté de sa protégée, à l’inverse des célibataires qui veulent s’en emparer en la détruisant. Les deux figures de la mariée et des célibataires se construisent pourtant de la même manière. Chaque moitié du tableau est symétrique, les personnages sont associés à leurs désirs qu’ils ne peuvent refréner et c’est dans la différence entre les deux types de désir que s’explique leur relation ambigüe. Le désir de la mariée s’extériorise par « l’enfant-comète »⁶ sortant directement d’elle, c’est-à-dire par la maternité. La mariée est autant dans un désir de sexualité que les célibataires mais elle l’exprime différemment, en fonction de ce qui lui est autorisé. En effet, l’enfant-comète est entravé par trois énormes carrés vides « obtenus par des pistons ». La métaphore du piston étant on ne peut plus claire (et toujours autant mécanisée) on voit que c’est en fait l’acte sexuel en lui-même qui occuper la quasi-totalité du désir de la mariée et non l’enfant qui n’est là que pour camoufler et rendre acceptable le tout.

Bien que conceptuelle, cette œuvre s’ancre dans le vivant car c’est une étude du fondement de la sexualité dans l’apparente différence entre le désir masculin et féminin. Duchamp tente de faire une analyse à la fois juste et critique de la façon dont le désir de chaque genre se construit par l’intermédiaire de ce que la société en a décidé. Si les deux formes de désir sont bien identiques au départ, l’on voit évidemment que le désir du masculin est moins mesuré justement parce que moins retenu, là où le féminin doit ruser pour contenir. Le désir est toujours une simple mécanique mais les moeurs y superposent une signification qui le rend complexe à appréhender une fois que les deux figures désirantes sont définies de manières si éloignées l’une de l’autre. L’œuvre semble alors être tournée en faveur de la libération du désir féminin qui gagnerait à ne plus être pendue par sa famille et convoitée par des coquilles vides. Qui est quelque chose que Duchamp à peut-être expérimenté lui-même lors d’un de ses nombreux travestissement en Rrose Sélavy. Donc malgré sa difficulté de lecture, La Mariée mise à nue par ses célibataires même, est une œuvre universelle traitant en partie d’amour mais surtout de désir.

© Grégoire von Muckensturm

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