« En France, les tigres en captivité sont considérés comme des marchandises »

« En France, les tigres en captivité sont considérés comme des marchandises »
© Elisabetta Zavoli

Officiellement, plus de 600 tigres vivent en captivité en France. Selfies, ventes d’animaux, trafics… Le félin fait l’objet d’un commerce lucratif dont les contours sont flous. La loi sur la maltraitance animale, actuellement débattue au Parlement, pourrait changer la donne… ou développer les filières illégales. C’est ce que révèle cette enquête réalisée par un consortium de journalistes, avec le soutien d’Investigative Journalism for Europe (IJ4EU), et dont Usbek & Rica est partenaire.

Dix tigres discrètement gardés sur le parking d’une usine désaffectée. Voilà ce que trouvent à l’aube les gendarmes et les agents de l’Office français de la biodiversité (OFB), le 16 décembre 2020. Ils sont venus saisir les fauves au lieu-dit Les Landrons, dans l’Oise, un hameau longé par la RN 31. Les bêtes sont enfermées dans un camion. « Ma plus grande crainte, c’était que le propriétaire ouvre les cages et lâche les tigres, raconte un enquêteur présent ce jour-là. Nous n’aurions pas eu le choix, il aurait fallu les tuer.  » 

Quelques dresseurs tentent d’empêcher la saisie, mais les dix tigres sont finalement retirés à leur propriétaire, Mario Masson, ancien patron du cirque Maximum. Cette opération spectaculaire, minutieusement préparée, faisait suite à une plainte de l’association One Voice pour « maltraitance animale », dénonçant les conditions de vie de félins « enfermés toute l’année, sauf en de rares occasions ». Durant l’été, des agents de l’OFB avaient réalisé une inspection de l’usine confirmant les soupçons. Une enquête a été ouverte par le parquet de Beauvais.

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© One Voice

Contacté par téléphone, Mario Masson assure vouloir récupérer ses tigres au plus vite. Il gagne sa vie grâce à ses fauves, qu’il dresse pour des numéros de cirque, des tournages de films et de clips ou des shootings photo. Il affirme que l’enfermement prolongé dans le camion-cage était exceptionnel et n’a pas duré plus de huit jours : « Nous respectons les normes légales. Des contrôles réguliers ont été effectués. » La justice devra trancher dans les mois qui viennent.

Selfies avec des bébés félins

L’affaire des dix tigres de l’Oise n’est pas un incident isolé. En France, les fauves en captivité attirent régulièrement l’attention de la justice, comme le montrent les données réunies par notre enquête sur le site #WildEye. En novembre dernier, six tigres et huit lions ont été saisis dans un établissement appelé Caresse de tigre, à Arelaune-en-Seine (Seine-Maritime). Le lieu, qui se présentait comme un refuge, accueillait du public à l’année sans en avoir l’autorisation. Les patrons proposaient des selfies avec des bébés félins – cinquante euros pour dix minutes de câlins.

« Les visiteurs pensent soutenir une bonne action, mais ils participent en réalité à de l’imprégnation humaine, du dressage », estime Christophe Coret, président d’AVES France, qui a enquêté sur le faux sanctuaire. Un an plus tôt, un tigreau blanc avait été découvert chez un particulier soupçonné de trafic d’animaux sauvages à Brignoles (Var). L’homme, qui hébergeait des pythons royaux et des marsupiaux, avait été surnommé « le roi de la jungle » par des enquêteurs.

En France, n’importe qui peut posséder un tigre, sous réserve de respecter quelques obligations légales : l’obtention d’un « certificat de capacité », qui atteste de la compétence à assurer l’entretien des animaux et de leur lieu de vie, et une autorisation préfectorale. Sans ces documents, la détention est illégale. Le contrevenant s’expose alors à un an de prison et 15 000 euros d’amende. Ceux qui élèvent des tigres doivent s’assurer que les petits sont pucés moins d’un mois après leur naissance. Mais les contrôles sont rares. « Tous les trois à cinq ans pour les cirques », reconnaît un inspecteur de l’OFB, « et encore moins fréquents pour les zoos ».

« Comme des marchandises »

La France compte de nombreux tigres en captivité. Depuis le 31 décembre 2018, l’inscription administrative des espèces non domestiques est obligatoire. Pour cela, une base de données a été créée : le fichier I-Fap (Identification de la faune sauvage protégée). Pour la première fois, le ministère de la Transition écologique a communiqué les statistiques concernant le tigre. 635 tigres vivants étaient ainsi enregistrés dans la base I-Fap au 22 décembre 2020 (date à laquelle ces chiffres ont été obtenus). Un nombre élevé, mais qui l’est peut-être encore plus. « Beaucoup de dresseurs n’y inscrivent pas leurs animaux », regrette Christophe Coret, d’AVES France.

« En France, les grands félins circulent entre des éleveurs, de pseudo-sanctuaires et des cirques »
Barbara Slee, de l'association autrichienne Four Paws

Le tigre (Panthera tigris) est une espèce en voie d’extinction à l’état sauvage. Il ne reste plus que 3 900 individus dans la nature, contre 100 000 il y a un siècle. Aujourd’hui, il y a plus de tigres en captivité aux États-Unis qu’en liberté dans le monde… L’animal est victime du braconnage et de la disparition de son habitat. Son commerce est interdit depuis son inscription à l’Annexe I de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES), en 1987. Mais les tigres nés en captivité font exception. Ils peuvent être vendus, exportés ou produits en public, comme s’il s’agissait d’un animal complètement différent. « Les tigres en captivité sont considérés comme des marchandises, déplore Barbara Slee, responsable des campagnes internationales sur la faune sauvage pour l’association autrichienne Four Paws, qui a publié le rapport « Europe’s second-class tigers » en 2020. En France, les grands félins circulent entre des éleveurs, de pseudo-sanctuaires et des cirques. C’est un business. Les tigres sont exploités aussi longtemps qu’ils rapportent de l’argent. »

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© One Voice

L’activité légale sert parfois de couverture aux trafics. Ces dernières années, la mode des bébés félins, alimentée par des stars qui posent avec des animaux exotiques sur Snapchat ou Instragram, donne envie à des particuliers de s’en procurer par tous les moyens. En octobre 2020, neuf personnes ont été placées en garde à vue après qu’un couple du Havre (Seine-Maritime) ait dépensé 6 000 euros pour un tigre de Sumatra âgé de trois mois.

Remonter ces filières illégales requiert un long et patient travail d’enquête, réalisé en France par l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP), un service de la gendarmerie, et l’OFB. D’après les autorités, la plupart des félins vendus sous le manteau seraient originaires de France. « Ils sont probablement issus de reproductions sur notre territoire, réalisées chez des éleveurs peu scrupuleux, d’autant qu’on sait que les tigres se reproduisent très facilement en captivité », précise le colonel Ludovic Ehrhart, commandant en second de l’OCLAESP. Une source policière compare le trafic de félins au marché des œuvres d’art volées : « Ça fonctionne à la demande, à la carte. Il n’y a pas forcément de stock mais on va trouver ce que vous cherchez. »

« Un tigre vivant s’achète entre 4000 et 5000 euros, mais il peut valoir le double s’il est naturalisé et si des parties de son cadavre ont été vendues »
Lionel Morin, de l’Office français de la biodiversité

Le marché a des ramifications internationales. « Des tigres européens sont exportés en Asie parce que les acheteurs pensent que ces fauves sont plus grands et plus forts, ce qui les rend particulièrement intéressants pour la reproduction », note Kieran Harkin, chef de programme pour Four Paws. Une fois morts, les félins prennent de la valeur. « Un tigre vivant s’achète entre 4000 et 5000 euros, mais il peut valoir le double s’il est naturalisé et si des parties de son cadavre ont été vendues », souligne Lionel Morin, référent cirques et établissements itinérants au service police judiciaire et renseignement de l’OFB.

« Fermes à tigres »

Les os, la peau et les dents de tigre sont convoités en Chine et au Vietnam, où on leur prête des vertus curatives ou aphrodisiaques. Consommer ou posséder des morceaux de tigre est aussi un signe de statut social. Pour satisfaire cette demande, difficile à contenter étant donné le faible nombre de tigres aujourd’hui à l’état sauvage, des « fermes à tigres » produisent des animaux à la chaîne. En 2018, un établissement du genre avait été découvert pour la première fois en République Tchèque, au cœur de l’Union européenne. De la viande, des ossements, un vieux congélateur, une marmite… L’endroit faisait office de boucherie destinée à l’exportation vers le Vietnam.

En France, le code rural et de la pêche maritime oblige les propriétaires de tigres à confier leur animal défunt à l’équarrissage, comme toutes les bêtes de plus de 40 kilos. « Mais certains ne respectent pas cette obligation et affirment, sans preuve, avoir enterré l’animal sur un terrain vague ou au fond de leur jardin… C’est une porte qui n’est pas fermée. Nous ne savons pas ce que sont véritablement devenus ces animaux », alerte Lionel Morin, de l’OFB.

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© Elisabetta Zavoli

La situation des tigres en captivité en France pourrait évoluer rapidement. Une proposition de loi contre la maltraitance animale doit être débattue au Sénat, après avoir été largement adoptée à l’Assemblée nationale. En l’état, le texte met fin, dès sa promulgation, à l’acquisition et à la reproduction d’animaux non domestiques dans les cirques itinérants, et laisse cinq ans aux circassiens pour arrêter la présentation de ces mêmes animaux. En revanche, les établissements fixes, comme les zoos, pourront continuer à posséder des tigres.

Les cirques français détiendraient aujourd’hui près de 500 grands fauves, selon le Syndicat des capacitaires des animaux de cirque et de spectacle. Que deviendront ces animaux s’ils n’ont plus de valeur économique ? La France dispose seulement d’une poignée de sanctuaires capables de les accueillir : Tonga (Loire), La Tanière (Eure-et-Loire) et Le refuge de l’Arche (Mayenne). Mais ces derniers ne pourront jamais accueillir des centaines de lions ou tigres tant la place est limitée, sans parler des moyens financiers nécessaires. « L’entretien mensuel d’un fauve coûte entre 350 et 400 euros », souligne Jean-Christophe Gérard, vétérinaire et vice-président de Tonga.

« Certains dresseurs risqueraient de saisir l’occasion de la nouvelle loi pour se débarrasser de leurs félins de façon illégale ou les vendre à l’étranger »
Alexandra Morette, présidente de Code Animal

Si la nouvelle loi est mal accompagnée, l’interdiction des tigres dans les cirques pourrait décupler le trafic, selon des associations de protection de la faune. « Certains dresseurs risqueraient de saisir l’occasion pour se débarrasser de leurs félins de façon illégale ou les vendre à l’étranger », prévient Alexandra Morette, présidente de Code Animal.

Anticipant les effets de la future loi, et durement touchés par les restrictions dues au Covid-19 qui empêchent les spectacles, des propriétaires de tigres et de lions s’organisent pour pouvoir garder leurs animaux, quitte à ouvrir de nouvelles structures. C’est le cas de Mario Masson, dans l’Oise, qui travaille sur un projet de « safari-lodge », dans lequel les visiteurs passeraient la nuit en immersion avec les grands fauves. « Les clients pourront prendre leur petit déjeuner avec les tigres à dix mètres », vante le dresseur dans la presse régionale. L’homme rêve de récupérer ses animaux. Et de poursuivre le business des tigres sous une autre forme.

Cette enquête a été réalisée avec l’aide d’une bourse du fonds IJ4EU (Investigative Journalism for Europe), en collaboration avec #WildEye, Oxpeckers et the Earth Journalism Network.

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