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L'incroyable destin des frères Abalakov, les "alpinistes de Staline"

Vitali et Evgueni ­Abalakov ont gravi les plus hautes montagnes pour la gloire de Staline mais n'ont pas échappé aux purges. Un livre raconte leurs extraordinaires aventures et la mort mystérieuse du plus jeune.

Olivier Joly , Mis à jour le
Vitali Abalakov au milieu de l’équipe d’expédition au Khan Tengri, en 1936.
Vitali Abalakov au milieu de l’équipe d’expédition au Khan Tengri, en 1936. © Lorenz Saladin, Musée alpin suisse

Du sommet de la pyramide glacée du Khan Tengri (7.010 mètres), la montagne sacrée des nomades kirghizes, les frères Abalakov contemplent la mer de nuages qui monte à l'assaut des monts célestes du Tian Shan. Ils sont vêtus de laine et de feutre, portent de simples chaussures de cuir, un couvre-chef soulevé par le vent ; des équipements sommaires, avec lesquels aucun alpiniste d'aujourd'hui n'oserait braver ce pic légendaire d'Asie centrale. Ils n'ont pas de tente, mais des grottes de neige creusées à la main pour seul abri. Nous sommes en 1936. Vitali et Evgueni ­Abalakov sont en train d'écrire la légende qui fera d'eux les plus grands alpinistes du monde communiste, tandis que la main de fer stalinienne commence à broyer l'Union soviétique.

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Accusation de terrorisme

Pouvaient-ils alors savoir quelles voies tragiques leur destin s'apprêtait à ­emprunter? Comment deviner, derrière ces regards d'un bleu intense, sérieux pour l'aîné, mutin pour le cadet, que Vitali laisserait une partie de son corps à la montagne les jours suivants, avant de connaître les geôles de la Grande Terreur à venir? Comment imaginer qu'Evgueni, funambule des cimes, ne survivrait pas douze ans, victime ordinaire d'une mort mystérieuse? Pour remonter cet entrelacs de prouesses et de drames, l'écrivain voyageur Cédric Gras a mené une enquête de deux ans. Il en a tiré un livre, Alpinistes de ­Staline*, saisissante ascension, historique et géographique, dans un monde révolu.

Dans les pas des frères Abalakov, il a emprunté le Transsibérien jusqu'à leur ville natale de Krasnoïarsk ; randonné parmi le dédale rocheux des Stolby ; sillonné les plaines désertiques d'Asie centrale menant aux montagnes du Pamir et du Tian Shan, sièges des cinq sommets de plus de 7.000 mètres de l'ancienne URSS. Il a remonté à pied le glacier Inylchek, jusqu'aux flancs du Khan Tengri. A Moscou, il a pénétré les archives des purges staliniennes pour en exhumer les 350 pages du dossier d'instruction d'un alpiniste accusé de terrorisme. Devant un thé noir, il a patiemment écouté Andreï Abalakov, une vie passée à dénoncer le prétendu meurtre de son père Evgueni. 

Conquérants de l'utile

L'histoire commence à Krasnoïarsk, où les jeunes Russes de ce début de XXe siècle, faisant leurs premières armes sur les parois rocheuses, arriment leur esprit à une utopie appelée communisme. Nés sous les tsars, Vitali (1906) et Evgueni (1907) sont orphelins. En 1917, ils voient l'utopie devenir réalité. La révolution d'Octobre atteint la Sibérie. L'oncle qui les a élevés, commerçant et notable, est enlevé sous leurs yeux par un soldat rouge. Leur tante a juste eu le temps de glisser sous son manteau une bouteille de vodka pour qu'il épargne le même sort aux adolescents.

Partis étudier à Moscou quelques années plus tard, ceux-ci continuent d'affûter leur technique d'ascension chaque été en Sibérie. En 1931, tout frais diplômés – de la faculté de ­mécanique pour l'industrieux Vitali, de l'Ecole des beaux-arts pour l'insouciant Evgueni –, ils veulent voir plus haut. Un train les conduit au sud, direction le Caucase. Ils se familiarisent avec la glace, l'usage des crampons et des piolets, découvrent les hautes altitudes à l'oxygène raréfié. Les voici qui se hissent un jour jusqu'au sommet du Dykhtau (5.205 mètres), le deuxième du massif, seulement gravi jusqu'alors par des Allemands. Les journaux mentionnent le nom de ces garçons affiliés à la section d'alpinisme de la Société du tourisme prolétarien, qui viennent de toucher le ciel au nom du peuple. Ils récidivent l'année suivante sur trois sommets du Bezengi, non loin de la Géorgie.

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L'alpiniste est un prolétaire comme les autres, un ouvrier du vertige

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La Société du tourisme prolétarien vient d'être créée par des camarades d'exil de Lénine. Dans sa retraite suisse, où il attendait en vain la révolution, ce dernier s'était initié aux charmes des sommets alpins, comme nombre de bolcheviks expatriés. Jusqu'alors considéré comme un loisir bourgeois, l'alpinisme devait finalement avoir des vertus révolutionnaires. Ne symbolise-t‑il pas la mainmise de l'homme sur une nature récalcitrante? Nikolaï Krylenko et Vassili Semenovski, grandes figures politiques des débuts de l'URSS, sont aussi des alpinistes compétents. Tout comme l'ancien ­assistant de Lénine durant la ­révolution d'Octobre, ­Nikolaï ­Gorbounov, devenu secrétaire du Conseil des commissaires du peuple. En 1933, ce dernier décide d'une ­expédition d'Etat au Pamir, "vers le plus haut point de l'URSS, le pic ­Staline, afin d'y installer des ­appareils météorologiques et une station radio". Evgueni Abalakov est réquisitionné pour s'y joindre.

"L'alpinisme ­soviétique ne prononce jamais les mots ascension ou expédition sans leur accoler les adjectifs 'scientifique', 'militaire' ou 'de prospection', écrit Cédric Gras. L'alpiniste est un prolétaire comme les autres, un ouvrier du vertige. Il ne choisit ni ses sommets ni ses expéditions." Les cartes de l'Union soviétique, ce gigantesque puzzle composé de 15 Républiques couvrant un sixième des terres émergées du globe, sont couvertes de zones blanches. Des terrae incognitae que les alpinistes, conquérants de l'utile, doivent reconnaître avant de rêver aux sommets : prospection minière, relevés topographiques et cartographie sont des préambules à toute ascension. "Il s'agissait de faire reculer toute superstition liée aux cimes, de démystifier ces cathédrales de roche et de glace entourées de croyances. L'enjeu, c'était de remplacer Dieu par le marxisme, sur l'autel de la Terre."

Aux confins du monde

Pour connaître les détails de ces ­ascensions, qui donnent à son récit une intensité glaçante, Cédric Gras est allé piocher dans les récits d'Evgueni ­Abalakov. Alpiniste virtuose, artiste reconnu – dans le style stalinien, seul en cours à son époque –, celui-ci a également noirci des carnets de route. "J'ai d'abord trouvé sur Internet des pages scannées de son livre, Sur les plus hauts sommets de l'URSS, avant de parvenir à en dénicher un exemplaire original", explique l'écrivain voyageur. Le vendeur lui fixe rendez-vous dans une station du métro moscovite. L'objet en main, Cédric Gras peut suivre pas à pas ces ascensions d'un autre temps.

Les deux premières auront donc pour cadre le Pamir, immense massif aux confins des ­actuels Tadjikistan et ­Kirghizistan. Cette région, l'une les plus isolées de la planète, brûlante l'été, glacée l'hiver, est alors ­encore "un monde où, faute d'allumettes, certains nomades transportent encore avec eux des charbons incandescents". Quel plus beau symbole que cette frontière ­naturelle entre un communisme en marche, rêvant de conquête et de progrès, et des terres musulmanes figées dans leurs traditions? Les envoyés de Moscou mettent un mois à s'y rendre, à bord de trains hoquetants, à cheval le long des glaciers, pour finir par d'interminables marches d'approche.

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Les officiers de l'Armée rouge montaient pistolet à la ceinture

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La première ascension sera, culte de la personnalité oblige, celle du pic ­Staline (7.495 mètres). Malgré les 16 kilos d'une station météo portée sur ses épaules, Evgueni Abalakov parvient le premier au sommet. Il est alors le troisième homme le plus haut au monde. Gorbounov cale en chemin ; il perdra 20 kilos dans l'affaire. Cela ne l'empêche pas de présenter l'expédition comme un succès total. L'année suivante (1934), c'est le pic Lénine (7.134 mètres) qui est vaincu. Cette fois par Vitali ­Abalakov, car ordre a été donné à son frère de ramener au camp de base un blessé. Le chef de l'expédition n'est autre que Nikolaï Krylenko, resté dans l'Histoire pour avoir signé les décrets envoyant au goulag des centaines de milliers de ses compatriotes. Comme le veut l'époque, un buste de Lénine est hissé au sommet. "Les officiers de l'Armée rouge montaient pistolet à la ceinture", note Evgueni dans son carnet.

Des cordées au goulag

Pic Staline, pic Lénine… Les deux icônes du communisme sont bientôt entourées d'autres noms familiers : pic ­Guépéou (police politique), pic ­Sverdlov (assassin des tsars), pic Maurice ­Thorez (secrétaire général du PCF), pic des 26 Commissaires de Bakou… Quel parfait vecteur de propagande que ces cimes enneigées toisant le cœur de l'Asie! Aussi amusante qu'elle paraisse, cette toponymie, "récit national inscrit dans le paysage", n'a pas disparu, même si les plus hauts sommets ne font plus partie de l'actuelle Russie. Si le Tadjikistan leur a rendu leur nom traditionnel, le ­Kirghizistan a rebaptisé deux sommets "pic Eltsine" et "pic Poutine" en signe d'amitié diplomatique.

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Il s'agit d'élever les masses au sens propre comme au figuré

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Loin du style d'ascension rapide et léger qui domine aujourd'hui, l'alpinisme d'Etat aime alors les expéditions massives. En 1935, Vitali conduit 78 soldats rouges armés de mitraillettes au sommet du mont Trapèze (6.000 mètres). Des "alpiniades" ­envoient jusqu'à 2.000 personnes simultanément sur les sommets du Caucase. Kolkhoziens, cheminots ou mineurs de houille, "il s'agit d'élever les masses au sens propre comme au figuré".

En 1936, on retrouve Vitali et ­Evgueni Abalakov au Khan Tengri, le seul des 7.000 mètres qu'ils auront gravi ­ensemble. La redescente est tragique. Victime d'engelures, Vitali sera amputé de 21 phalanges (7 aux mains, 14 aux pieds). Leur compagnon de cordée, l'inter­nationaliste suisse Lorenz Saladin, à qui l'on doit les clichés de l'expédition, succombe à ses blessures. Le vent tourne, dans tous les sens du terme. Quelques mois plus tôt, la Société du tourisme prolétarien a été dissoute pour "potentiel de couverture des ennemis du peuple". Autant dire espionnage. L'alpinisme est dans le viseur de Staline pour avoir accueilli des grimpeurs venus d'ailleurs, membres de l'Internationale socialiste. A moins que ce ne soit parce que le totalitarisme d'Etat ne tolère pas d'exception.

La froideur d'un système

Les purges ne tardent pas à débuter. En juillet 1937, dans le Caucase, des membres du NKVD (futur KGB) local viennent arrêter treize guides étrangers. Puis c'est le tour des apparatchiks Semenovski et Krylenko, et celui de dizaines de grimpeurs ordinaires. Des cordées entières sont emprisonnées, jugées, ­déportées au goulag ou exécutées. En 1938, Vitali Abalakov n'y échappe pas. Sous la torture, un compagnon d'ascension, Oleg Korzun, l'accuse d'avoir ­réservé l'alpinisme à une élite, aux dépens du peuple. Pour bétonner l'accusation, le NKVD y ajoute un projet d'attentat sur la place Rouge. Le héros soviétique devient en un jour un ennemi du peuple.

Pour comprendre cette volte-face de l'Histoire, Cédric Gras s'est plongé dans les archives fédérales des purges staliniennes, à Moscou. Quelques ­semaines après sa demande, on a déposé devant lui les 350 pages du dossier P-8594, suite chronologique de feuillets ­tapuscrits et de pages manuscrites. "Ne volez rien", lui a intimé la responsable du bureau. Il tenait enfin le récit de l'instruction et du procès de Vitali ­Abalakov. Mais aussi les mille détails qui lui ont permis de retracer l'histoire des deux frères. Entre ces pages, il a vécu interrogatoires à la chaîne, humiliations et sévices, tels ces coups de matraque infligés aux pieds et aux mains amputés. La froideur d'un système face à la résistance d'un homme.

Sous la torture, Vitali reconnaît tout. Il avoue, valide le scénario monté de toutes pièces. ­Dénonce ses camarades, surtout ceux qu'il sait déjà exécutés ou déportés. ­Jamais il ne cite le nom de son frère Evgueni, étonnamment passé à travers les mailles de la Terreur. Dans la prison de la Loubianka, Vitali croupit dans une cellule parmi une centaine de détenus. Mais il refuse de ­signer le compte rendu des ­interrogatoires et rédige même une plainte dénonçant les méthodes ­d'enquête. A l'issue de son procès, il est libéré en février 1940 pour "accusations non prouvées". Il est un miraculé. Son dénonciateur est exécuté à Boutovo, à la lisière de Moscou. Gorbounov et ­Semenovski subissent le même sort. 

Une mort mystérieuse

La trace des deux frères se perd ­durant la guerre. Tout juste sait-on que Vitali est réformé pour invalidité et Evgueni intégré à une unité d'élite, un corps ­d'infanterie motorisée chargé de défendre Moscou. Pendant ce temps, dans le cadre de l'opération Edelweiss, les troupes allemandes gravissent les pentes du Caucase. Elles déploient le drapeau nazi au sommet de l'Elbrouz, rebaptisé mont Hitler. Le symbole est trop cuisant : en 1943-1944, Evgueni, avec le grade de capitaine, est envoyé sur place afin d'enchaîner des ascensions de haute volée pour les besoins de la propagande soviétique. L'alpinisme retrouve sa raison d'être.

La guerre finie, Vitali intègre l'Institut de recherche pour la culture physique. Evgueni se voit confier une mission de reconnaissance sur les sommets bordant le couloir du Wakhan, à la frontière de l'Afghanistan, sur lequel Moscou a des visées. Il réalise la première ascension du pic Karl Marx (6.726 mètres), qui renforce sa stature de meilleur alpiniste du pays. Mais ses rêves le portent plus loin. Jusqu'au pic de la Victoire (7.439 mètres), dont on vient de découvrir qu'il est le deuxième sommet de l'URSS. Et au-delà, jusqu'aux légendaires 8.000 mètres de l'Himalaya, toujours vierges. Il se sent l'étoffe pour les défier.

Il n'en aura jamais l'occasion. En mars 1948, il est trouvé mort, aux côtés d'un de ses amis alpinistes, dans l'appar­tement d'une connaissance. Double intoxication par le gaz en prenant une douche chaude, selon l'enquête de ­police. Une conclusion jamais acceptée par sa femme, ni plus tard par son fils Andreï, alors âgé de 7 ans. De son refus d'accepter cette mort, celui-ci a fait un livre : Le Mystère du meurtre du légendaire alpiniste Evgueni ­Abalakov. Il y accuse pêle-mêle son oncle Vitali jaloux, le NKVD, et les services ­secrets britanniques, qui auraient craint ­qu'Evgueni puisse devenir le premier homme sur l'Everest. Tout est bon pour expliquer qu'un géant de la montagne ait succombé à un accident domestique.

Des soviétiques sur le toit du monde

La rencontre avec Andreï Abalakov, dont l'appartement est un mausolée à la mémoire de son père, fut l'un des ­moments les plus émouvants de ­l'enquête de l'auteur. Mais la suite de l'histoire n'appartient qu'à Vitali, surnommé "le boiteux de fer". Affecté au laboratoire central d'équipements sportifs, il met au point toute une gamme de matériel d'alpinisme : piolets, crampons, sacs de marche… Sur les chemins de ­Russie, Cédric Gras a souvent croisé ces sacs siglés ­Abalakov. Outre ses ascensions, Evgueni aura laissé à sa renommée une série de sculptures, dont celle représentant un alpiniste qui orne sa tombe. Vitali, lui, est encore connu aujourd'hui pour la technique de fixation sur glace qui porte son nom.

L'année 1953 marque la mort de ­Staline et la première à l'Everest, signée du Néo-Zélandais Edmund Hillary. Comme si la mort de son cadet était un passage de relais, Vitali surmonte son infirmité pour reprendre le chemin des nuages. Il se rêve pionnier sur le pic de la Victoire. Celui-ci n'a pas meilleure réputation que le Khan Tengri qui lui fait face. On l'appelle "le congélateur". Treize alpinistes y ont déjà succombé. L'ingénieur Vitali conduit pourtant onze de ses compagnons au sommet, œuvre collective qui sonne comme un pied de nez à l'alpinisme occidental ­valorisant l'individu. Le triomphe d'une organisation, pointilleuse et réfléchie. Sans Vitali, 17 montagnards y laisseront leur vie les trois années qui suivent.

Le destin de l'ingénieur alpiniste épouse par la suite les soubresauts de la géopolitique. Dans le cadre d'une mission secrète visant à former des ­alpinistes chinois débutants pour vaincre l'Everest, le toit du monde, il parvient à emmener 17 d'entre eux sur le pic Lénine. Mais en 1960, la rupture des relations diplomatiques entre l'URSS et l'empire du Milieu met un terme au projet. C'est encore au pic Lénine qu'il fait ses adieux au Pamir, dans des conditions terribles : sur la cordée de huit femmes dont il coordonne l'ascension, toutes parviennent au sommet, mais aucune ne survit à la descente. Vitali mourra en 1986, un mois après la catastrophe de Tchernobyl. Quatre ans plus tôt, les neuf premiers Soviétiques avaient vaincu l'Everest. Ils étaient équipés de matériel Abalakov. 

*Alpinistes de ­Staline, Stock, parution le 27 mai. Et le documentaire d'Aurélie Miquel "Vers les monts Célestes avec Cédric Gras", sur Ushuaïa TV.

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