Éric Fottorino. Le graphomane

L'ancien directeur du quotidien Le Monde raconte, dans un livre passionnant, trente ans de journalisme. Un parcours semé de coups bas, dans un journal qui aime donner des leçons mais n'en tire aucune pour lui-même. Un titre prestigieux que la crise ramène à la réalité. Cette histoire du Monde ressemble à celle de la France au seuil de cruciales échéances.

Photo T.D.
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«Dans la rédaction on m'appelait Fotto, pas Rino», écrit-il avec ironie, faute d'avoir eu le cuir épais d'un rhinocéros. Il fait plutôt figure de gnou, un herbivore capable d'une belle vitesse de pointe, au sein de ce journal du soir où la loi de la jungle s'applique sans pitié. Les ego y sont à vifs et les couteaux s'aiguisent au fil de l'actualité. Soucieux de «guérir sa timidité par le journalisme», Éric Fottorino commence par les matières premières à La Tribune. Le«métal du diable» (le nickel), «le sang de la Côte d'Ivoire» (le cacao) ou le pork belly (la carcasse de porc) n'ont bientôt plus de secret pour lui.

Avide de voyages

Entré au Monde en 1986, il échappe au compte rendu quotidien de la bourse, pour plonger dans le chaudron africain. Éthiopie, Sénégal, Mali et Madagascar, où le président Ratsiraka rumine sa rancune d'être sorti major de l'École navale mais d'avoir été finalement classé second parce que noir. Le «graphomane» devenu grand reporter se rassasie et se saoule de voyages, en découvrant dans ses valises «un double fond, la littérature». Portraits et reportages s'enchaînent, sautant de Pisani à Pasqua et des vignes d'Yquem aux chantiers de Saint-Nazaire. Tandis que les luttes de pouvoir s'intensifient au Monde, les déménagements se succèdent et les ventes s'effondrent. «Après 1981, LeMonde est devenu une gazette socialiste, il a perdu tout sens critique et, du coup, 100.000 exemplaires», confie Fottorino. Treize ans plus tard, on trouve aux manettes le couple Colombani-Plenel, «alliance contre nature du social-démocrate et du trotskiste», écrit-il, qui mise sur Balladur, puis parie sur Sarkozy. Rejoint par Alain Minc, «ce triumvirat a mené un combat politique au détriment des lecteurs».

Une rédaction «bunker»

Ils rêvent de créer un grand groupe de presse autour du Monde, seul moyen de sauver le quotidien en diluant ses pertes dans Télérama et ses pépites. Achetés 90MEUR en 2003, ces actifs vont permettre de se payer sur la bête. Mais, la même année, paraît «La face cachée du Monde», une bombe à retardement signée Péan et Cohen, dénonçant les dérives éditoriales. «Ce fut une prise de conscience douloureuse», souligne Fottorino, qui se souvient de la direction «transformée en bunker assiégé et le journal égaré dans des règlements de compte». Le Figaro passe alors devant Le Monde, qui accuse150millions d'euros de pertes cumulées. Drapé dans sa «mission de service public» et prisonnier de son image de quotidien des élites, le titre tente de se débarrasser de son «ton péremptoire et donneur de leçons». Côté dépenses, la fuite en avant continue: rachat du MidiLibre et investissement dans une nouvelle imprimerie. Après la nouvelle formule de 1995, celle de 2005 est pilotée par Fottorino, qui laisse tomber ses chroniques pour jongler avec les paradoxes: «Le lecteur est incapable de savoir ce qu'il veut mais il a toujours raison». Le sursaut est de courte durée, les gratuits et internet prennent la plupart des quotidiens en tenailles. L'heure des comptes a sonné. Hypertrophie du politique au détriment de l'économique, Le Monde est-il une métaphore de la France? «C'est vrai, ce rêve de grandeur et ce déni du réel sont les reflets de notre pays, répond l'auteur.Dans les gènes de ce journal, il y a une méfiance vis-à-vis de l'argent que l'on retrouve dans la défiance de nos concitoyens à l'égard de la mondialisation».

Le Monde rattrapé par la réalité

Nommé directeur de la rédaction en 2006, Fottorino est élu patron du quotidien l'année suivante et va devenir, malgré lui, le fossoyeur d'une utopie: un journal qui appartient à ses journalistes. Après avoir convaincu ses confrères que «l'indépendance d'une rédaction ne se mesure pas à la part de capital qu'elle détient», il préconise des repreneurs extérieurs à l'univers des médias. Le Monde, qui refusait les réalités du monde, a été rattrapé par ses déficits. Pire, «Fotto» pointe du doigt les «écarts éditoriaux», les silences sur le Rwanda, le soutien à Ségolène Royal (*) et le «journalisme carnassier». C'est l'édito de trop, l'homme, élu en même temps que Nicolas Sarkozy, est débarqué fin 2010. Avant de conclure son tour du Monde par une phrase de RomainGary, «il est moins grave de perdre que de se perdre».

*Le message est passé, puisque cette année, LeMonde, à la veille de la présidentielle, ne s'est prononcé en faveur d'aucun candidat.

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